Slimane Mostafa Zbiss
Les minarets de Tunis
Une des caractéristiques des paysages urbains musulmans, c’est la présence de cette multitude d’édifices saillants, au-dessus du niveau général des masses architectoniques, que sont les coupoles et les minarets. Nous parlerons une autre fois des coupoles, mais réservons notre propos, aujourd’hui, aux minarets.
Le minaret est un organe de la mosquée par lequel se fait l’appel à la prière. C’est, du moins, la fonction unique qui lui est dévolue aujourd’hui. Autrefois, il servait également de tour de vigie et de tour de signalisation, dans les couvents fortifiés qu’étaient les ribats. Suivant les pays et les époques, on appelait ces tours : manar ou manara (ce qui a donné : minaret), sawmua, mi’dhana, etc… Et c’est sous la forme « sawmua » qu’en Tunisie, s’est actuellement fixée la dénomination de cet organe d’appel à la prière. On retrouve encore dans la terminologie moderne des traces des dénominations anciennes manar (manar de Khalaf à Sousse) et de manara (plus d’un lieu-dit porte encore ce nom).
Pour ce qui est des formes de minaret, elles varient suivant les différents pays musulmans et suivant les périodes de construction dans chaque pays. Les mêmes variations suivent également les décors et les modes de construction. Il est évident que chaque contrée a ses usages propres, en ce qui concerne les matériaux et leur utilisation, ainsi que ses techniques particulières en matière de conception, d’exécution et de présentation artistiques.
Les minarets de Tunis, la capitale tunisienne, présentent l’aspect d’une gamme assez diverse de monuments allant du XIIIème siècle à nos jours, bien que dans d’autres villes de la Tunisie on peut reculer ce genre d’édifice jusqu’au début du IXème siècle (tour du ribat de Sousse) et peut-être même jusqu’à la fin du VIIème siècle (minaret de la grande mosquée de Kairouan).
Le parlant de ces minarets de Tunis, nous nous en tiendrons strictement à l’aspect extérieur, négligeant volontairement, par souci de concision, l’aspect intérieur : la forme des escaliers, leur manière de fixation, leur éclairage et le genre de couverture des rampes, etc…
Le plus ancien minaret de Tunis est le minaret de la mosquée de la Kasba qui domine la ville
d’où part, au début de chaque prière, le signal d’appel à toutes les autres mosquées de la cité. Le minaret de la mosquée de la Kasba, ou mosquée des Almohades, est dû à l’Emir hafside Abou Zakariya 1er, gouverneur de la contrée orientale de l’Empire almohade, lequel, après avoir été investi de cette charge, proclamera son indépendance, en 627 H/1229 JC.. Après quoi, il fera construire ladite mosquée et, du haut de son minaret, en ramadan 630 H/1233 JC, il sera le premier à inviter les fidèles à la prière. Une des particularités de ce minaret est qu’il est établi sur une base carrée et que son corps s’érige, au-dessus du sol, d’une hauteur à peu près quatre fois égale à sa largeur. Il introduit, par ailleurs et à plus d’un titre, de la nouveauté dans l’architecture tunisienne des minarets. Alors que les minarets précédents présentaient un aspect aussi simple que possible, n’attirant le regard par aucun artifice, la première tour hafside s’impose à la vue par un riche décor extérieur constitué par un réseau d’entrelacs losangés de calcaire blanc sale, en saillie par rapport à la surface de l’édifice, surface constituée par un appareil soigné de pierre gréseuse jaunâtre. L’alternance de ces deux couleurs et le jeu d’ombre et de lumière donnent aux parois du minaret, exposé en plein ciel aux rayons du soleil, un effet aussi riche que saisissant. Le crénelage en dents de scie, à la partie supérieure du tronc carré, ressemble à une frange délicieusement découpée. L’édicule supérieur, construit en pavillon et en retrait par rapport au dit tronc, accentue l’impression de nouveauté que l’art almohado-hafside, empruntant à l’art hispano-marocain, a introduite en Tunisie.
Ainsi sera dorénavant, jusqu’à nos jours, le prototype du minaret tunisien. Et ainsi se présenteront notamment les minarets principaux de Tunis, parmi lesquels on remarquera, toutefois, trois variétés, en tenant compte seulement du degré de soin apporté à la composition :
a) les minarets à décor de réseaux losangés : celui de la mosquée Bab Al –Jazira (XIIIème siècle) et celui de la mosquée Zitouna construit seulement à la fin du siècle dernier.
b) les minarets à surfaces unies mais constituées par un appareil soigné de pierres gréseuses jaunâtres : celui de la mosquée Taoufiq (XIIIème siècle) près de la Kasbah, celui de la mosquée Abou M’hammad, rue Halfaouine (XIIIème siècle), celui de la mosquée Hliq, Souk des Armes, à Bab Jédid (XVIème siècle), celui de la petite mosquée al-Ichbili, souk El – Blat (XIVème siècle), celui de la mosquée de Bab Lakouâs, près de Bab Saadoun (XVIème siècle), celui de la mosquée El-Qsar, Place du Château (XVIIème siècle), celui de la mosquée de Mellassine dans la proche périphérie de la cité (XVIème siècle).
c) Les minarets dont les surfaces crépies et badigeonnées à la chaux blanche, se présentent sous l’aspect le plus sobre, agrémentées à peine par un encadrement ouvragé, autour des baies jumelées destinées à l’appel à la prière : celui de la mosquée Zarariya, près de Bab El Bahr (XIIIème siècle), ainsi que tous les minarets des petites mosquées de quartier, établis jusqu’à la période qui a précédé la 2ème Guerre mondiale. Le minaret de la mosquée du Bardo (XVIIIème siècle) se signale par un placage de céramique qui constitue une nouveauté dans le décor extérieur des minarets. L’après-guerre a vu venir une ère nouvelle de reconstruction et d’extension de la cité, ainsi que la prolifération des agglomérations satellites dans sa périphérie.
L’apparition des nombreuses mosquées qui en a découlé, a donné lieu à la construction d’une série de minarets qui ont été établis parfois sur le modèle classique tunisien, dont nous avons parlé, mais parfois selon les innovations, des architectes modernes.
Mais il y a également une série de minarets de type particulier introduit par les Turcs Ottomans à partir du XVIIe siècle. Ce type est caractérisé par une taille plus mince et plus élancée que le type classique. Il repose sur une base carrée massive et basse au-dessus de laquelle jaillit le corps de l’édifice, un corps octogonal s’évasant aux 4/5 de sa hauteur, par une loggia en porte-à-faux reposant sur un encorbellement savant portant sur des consoles en marbre. Cette loggia, qui permet la circulation des personnes préposées à l’appel à la prière, est abritée par une toiture octogonale légèrement en pente portée par huit colonnettes en marbre. Le tout est coiffé d’une très haute couverture pyramidale à huit pans aux pentes très rapides.
Ce type de minaret, très typique des principales mosquées de rite hanéfite – un des quatre grands rites de l’Islam- est passé dans la croyance générale comme le minaret particulier au dit rite. Mais cela est tout à fait faux parce que, à part certains exemples, tous les minarets des autres mosquées de rite hanéfite sont carrées et conformes au type traditionnel tunisien. Il s’agit tout au plus d’une tentative d’innover, tentative restée généralement infructueuse. Il est à remarquer que ces minarets ottomans d’Istanbul dont la hauteur leur est de beaucoup supérieure et la minceur plus accentuée. Il faudrait donc rechercher le modèle sur lequel on les a copiés, non en Turquie, mais en Syrie et au Liban où nous retrouvons des exemples similaires.
Les minarets turcs de Tunis sont d’ailleurs d’une beauté certaine, tant en raison de leur forme qu’en raison de leur décor soigné. Le corps de ces édifices est paré d’un appareil de pierres de grès disposées avec art, sans compter les travaux savants de ciselage des consoles, des colonnes, et des boiseries ainsi que la polychromie, riche mais discrète, qui se dégage de l’ensemble. On citera quatre de ces édifices dans la ville de Tunis, qui s’échelonnent chronologiquement sur les XVII, XVIII et XIXèmes siècles. Ce sont les minarets des mosquées suivantes : la mosquée Youcef Dey, rue Sidi Ben Ziyed, près de la Kasba (XVIIème siècle), la mosquée Hammouda Pacha, à l’angle de la rue de la Kasba et de la rue Sidi Ben Arous (XVIIème siècle, postérieure à la mosquée précédente), la mosquée Jamaa Jedid, rue des Teinturiers (XVIIIe siècle) et la mosquée Sahib Et- Tabaa, place Halfaouine (XIXème siècle). Le minaret de cette dernière mosquée n’avait pas été achevé en ce moment-là bien que tous ses matériaux, commandés en Italie par le ministre Youcef Et-Tabaa, fussent déjà arrivés à Tunis. La construction du minaret allait bon train et avait atteint déjà la zone d’évasement quand le ministre mourut. Et là, s’arrêtèrent les travaux et les matériaux furent rangés dans les magasins de la mosquée. Les vieilles photos montrent clairement un minaret tronqué juste couvert par une toiture octogonale en pavillon, hâtivement aménagée pour abriter l’édifice des eaux de pluies. Cependant, ces dernières années, les autorités tunisiennes ont décidé de terminer l’ouvrage. Ce qui fut rapidement fait, tout le matériel disponible, caché depuis plus de 150 ans, ayant été retrouvé intact.
En plus de ces quatre exemplaires octogonaux, nous en connaissons un aspect très austère, qu’on trouve établi en façade de la petite mosquée de quartier dite mosquée Sidi El Baghdadi, à l’angle de la rue Bou-Khris et de la Rivière. Cet oratoire est, d’après son architecture, du XIVème siècle. Mais il semble que le minaret lui est postérieur. Comme aucun document ne vient à notre aide pour déterminer sa date, force nous est de supposer qu’il appartient à la série des monuments élevés par les Turcs ottomans vers le XVIIe siècle.
Sans devenir comme les minarets carrés classiques, des modèles que les constructeurs tunisiens devaient copier par la suite, les minarets octogonaux turcs viennent, depuis l’après dernière guerre d’offrir de plus en plus l’image de leur haute silhouette dans le paysage tunisien. Voici un bref aperçu sur les minarets de la ville de Tunis qui offrent sur le plan de l’architecture et du décor les exemples les plus esthétiques de nos monuments nationaux.
Que, sur le plan des masses et des formes, ils aient emprunté ou Maghreb et à l’Espagne d’une part, et à l’Orient d’autre part, ils demeurent fort originaux, par leurs techniques constructives et décoratives et par l’emploi de matériaux propres à notre pays : pierre gréseuse couleur de sable, calcaire rose ou banc sale (Kadhane) et marbre divers.
BIBLIOGRAHIE :
G. MARCAIS : l’Architecture musulmane d’Occident, Paris 1955
S.M. ZBISS : Buyutun adhina’Làhu an turfua (partie historique). Publication du Ministère des Affaires Culturelles, Tunis 1968.